« On n’est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d’une certaine façon ».
J-P. Sartre « Qu’est-ce que la littérature? »
Un artiste, quel que soit le matériau
qu’il utilise lorsqu’il s’engage, renonce à une position de simple spectateur
et met sa pensée ou son art au service d’une cause, selon le Petit Robert. Lancer
une diatribe contre un système à l’aide d’armes littéraires a servi des partis
politiques, des idéologies mais a souvent réduit, d’une manière ou d’une autre,
l’artiste au silence. Cependant l’engagement d’un écrivain peut-il aller
au-delà de la dénonciation ou de la prise de position?
De quelle manière l’écrivain s’engage-t-il?
Le devoir premier d’un bon écrivain
est un engagement de qualité littéraire. Il se doit de produire un poème, un
roman ou un essai dont le style et la forme provoquent du plaisir chez le
lecteur.
L’esthétique reste la composante importante des Belles Lettres. Le
choix des mots, contaminés de souvenirs, d’odeurs, de sensations, derrière
lesquels se cachent des images va développer un monde avec lequel le lecteur
vivra et en restera imprégné, encore longtemps après. Il y a de ces livres où
l’on aime lire et relire des passages uniquement pour leur beauté. Philippe
Delerm dans « La première gorgée de bière », que j’ai
« bu » doucement, très doucement pour savourer, chaque souvenir,
chaque sensation est pour moi synonyme de plaisir du texte par les images qu’il
dégage. Roland Barthes décrit très bien cette sensation : « il [le
texte] produit en moi le meilleur plaisir s’il parvient à se faire écouter
indirectement; si le lisant, je suis entraîné à souvent lever la tête, à
entendre autre chose. Je ne suis pas nécessairement captivé par le texte
de plaisir; ce peut être un acte léger, complexe, ténu, presque étourdi :
mouvement brusque de la tête, tel celui d’un oiseau qui n’entend pas ce que
nous écoutons, qui écoute ce que nous n’entendons pas. »[1] Le
texte offre un instant de bonheur, de plénitude. Seul le détournement
d’attention hors du texte va lui apporter toute son ampleur, toute sa
résonnance. De même, « Cyrano de Bergerac » a été ma grande
découverte du plaisir des mots, de la beauté d’un texte. « La folle allure »
de Christian Bobin sera une autre expérience de délectation où les
descriptions, les métaphores ne demandent qu’à être relues. Cette qualité
littéraire peut-elle se suffire à elle-même? Uniquement vouée à l’esthétique,
l’œuvre rejoint la théorie de l’art pour l’art. Théorie représentative
d’écrivains de la moitié du XIXème siècle qui se replient sur des
valeurs esthétiques et se dissocient de leurs œuvres. Gauthier, Flaubert, entre
autres, refusent la subordination de la littérature à l’action ou à la morale
et refusent l’utilitarisme dans l’art contrairement à Victor Hugo qui déverse
ses vers acides sur ses ennemis. Les
adeptes de cette théorie revendiquent un art autonome et indépendant.
Est-ce possible pour un écrivain de
se dissocier de son œuvre, de s’en dégager? Sartre parle
de l’engagement de l’écrivain en ces termes « Écrire c’est une certaine
façon de vouloir la liberté; si vous avez commencé de gré ou de force vous êtes
engagé »[2]. La
liberté dans l’écriture est tout d’abord une satisfaction personnelle. Liberté
d’inventer ou de réinventer un monde où évoluent des personnages, liberté
limitée aux contraintes que l’auteur s’impose mais aussi limitée par une
époque, un milieu culturel et par des valeurs véhiculées par ce milieu. Ces
contraintes définiront par elles-mêmes le cadre de liberté de l’écrivain.
Le fait de publier peut se voir comme un engagement par
rapport à soi et à son oeuvre. Sur la place publique, le roman n’est plus sien,
mais celui de tous les lecteurs. Une
acceptation de se faire juger, critiquer, glorifier, maltraiter, évaluer est en
soi un engagement de taille qui rejoint les propos de Sartre. Combien
d’écrivains n’ont jamais publié à cause de cette peur de la scène
publique ? Publier représente aussi l’engagement de la langue d’écriture. Cette
option de langue peut se poser comme un dilemme dans des lieux précis du globe,
par exemple au Québec, en Suisse, dans certains pays africains et maghrébins et
d’autres encore. Quand Tahar Ben Jalloum choisit le français,
Pierre-Jakez-Hélias le breton, Yann Martel l’anglais et Boubacar Boris Diop[3]
le wolof, ces écrivains portent une langue, maternelle ou non. C’est celle dans
laquelle ils aiment penser, écrire, celle qu’ils brandissent comme un étendard,
celle qui transporte leur imaginaire. Certains seront alors appelés traîtres,
d’autres des héros. Le choix peut être d’origine politique, économique, il peut
être aussi un défi, ou bien ressortir de l’intime, mais reste toujours un choix
personnel. L’écrivain s’engage dans l’affirmation d’une identité, dans sa
revendication de lui-même et de sa culture et surtout de la survie de sa langue
étouffée par les dominantes. Les conséquences ne sont pas si mineures, car la
première peut être le refus d’édition, c’est-à-dire l’avortement de l’œuvre,
une naissance morte souvent due à un lectorat très réduit, qui devient peu
rentable pour l’éditeur. Si la langue choisie est celle des dominés, la
publication peut se déguiser en affront politique et devenir dangereuse pour
l’éditeur. L’auteur peut s’engager, en publiant dans la langue dominante, à
vendre mieux son livre, avec l’objectif de toucher plus de monde.
Mais est-ce suffisant? L’engagement
dans l’écriture ne peut-il aller plus loin? Si nous prenons l’exemple du
Québec, avant 1949, la littérature québécoise se limite principalement à celle
du terroir et raconte des histoires souvent dramatiques sur une trame
idéologique. C’est une littérature peu dérangeante qui convient bien au
gouvernement Duplessis alors en place. Mais la grande noirceur étouffe l’esprit
créateur des artistes. Cet étouffement ne peut mener qu’à une prise d’une
grande bouffée d’oxygène dans le milieu artistique puis au niveau de la
société : en 1948, le manifeste du Refus global de Paul-Émile Borduas est
signé par divers artistes. Un changement dans la création, que ce soit au
niveau de la peinture, du théâtre, de la littérature, du cinéma, est en
effervescence. Un nouveau mouvement surgit : les Automatistes. La société
elle-même se transforme et se libère du joug religieux. Alain Grandbois en 1963
disait « on ne nous permettait pas, il y a vingt ans de prendre position
en tant que poètes ». Il faut tout de même souligner que le manifeste
prendra son ampleur dans les années soixante. Dans cette littérature plus
urbaine, les chanteurs, les écrivains et les cinéastes deviennent plus engagés
et plus critiques vis-à-vis de leur société. Dans les années 80, la littérature
engagée périclite. Aurait-elle besoin d’un contexte particulier? Après cet
envol artistique et la Révolution tranquille, le gouvernement reprend les
brides, les artistes n’obtiennent plus de crédits pour monter des spectacles,
la censure éditoriale se fait plus forte et une autre littérature envahit le
marché : celle du divertissement, des recettes, de la psychologie
populaire, des autobiographies narcissiques. Où se niche l’écrivain et sa
vision du monde?
Qui influence qui, la société ou
l’écrivain pourrait-on se demander? La société dans laquelle vit l’auteur tisse
la trame de ses romans, mais je crois qu’inversement les écrits peuvent
influencer une société. Le mouvement se
veut circulaire. L’engagement correspond à des périodes historiques où les
libertés se promènent avec des liens aux poignets, où la censure contrôle, où
des tragédies se vivent, où un monopole tente de contrôler. En Afrique, la
littérature devient de plus en plus engagée et beaucoup d’écrivains sont
convaincus que c’est un devoir. Devoir de citoyen et devoir de mémoire. Brisé
le silence, raconter les génocides regardés en noir et blanc par Gilles Courtemanche
ou Abdourahman A. Waberi[4]
ne fait que nous exposer l’horreur humaine dans toute sa potentialité. Il faut aussi savoir, dans la souffrance, se
taire par décence, insuffler des silences, préférer dire ou taire ceci plutôt
que cela. L’artiste est un personnage avec une influence sur une société, qu’il
paie à fort prix, Borduas a dû s’exiler, tout comme beaucoup d’autres sous les
dictatures. L’action amène le changement, toutefois une bidirectionnalité
s’installe entre la société et l’écrivain, tous les deux victimes d’une
influence mutuelle. L’écrivain jouerait-il comme un miroir sur une société en
la dépeignant? L’effet reflet permettrait-il à la société de se voir sous un
autre angle, un peu comme en thérapie, et d’avoir ainsi accès à une vision autre
d’elle-même et d’évoluer vers le changement? Effectivement, l’engagement va
beaucoup plus loin puisqu’il nous amène au carrefour du langage et d’une
réalité indicible.
Passer de la
pensée à l’écriture est une action et l’action est un engagement en soi. Sartre
disait que « l’écrivain engagé sait que la parole est action : il
sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de
changer »[5]. L’écrivain engagé d’un
point de vue social désire changer le monde, le rendre meilleur. Dévoiler
signifie lever le voile, encore faut-il être prêt à voir ce qu’il y a dessous.
Certains auteurs en sont restés maudits. Lorsque le lecteur lira l’œuvre,
il s’investira de charges affectives, de
souvenirs, d’imaginaires mais aussi de réflexions. Les émotions, les pensées,
les conduites d’un personnage placées d’un point de vue inhabituelle les lui
révèle et par là-même, le lecteur se distingue. Le travail de l’écrivain serait
d’être une sorte de miroir refléteur du monde. Si l’on continue le raisonnement
de Sartre, le rôle est encore plus important puisque « la fonction de
l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul
ne puisse s’en dire innocent »[6]. Je
me demande alors si l’écrivain n’enlèverait-il pas l’innocence des choses et
des individus? Ce qui voudrait dire qu’en nous ôtant notre innocence, il a le
pouvoir de nous rendre conscients et responsables. En le devenant, nous ne
sommes plus tout à fait les mêmes. Il aurait alors un rôle d’éveilleur de
conscience, un rôle de diffusion des connaissances, de nous secouer de notre
assise sur nos valeurs acquises. L’écriture devient alors un moyen d’instruire
les lecteurs à des problèmes sociaux, aux us et coutumes d’autres pays, aux
pluri-réalités de tous ceux qui vivent sur cette planète, à éveiller la
conscience et ainsi nous rendre responsables de ce qui se passe puisque
maintenant nous savons. Nous ne pouvons plus nous cacher derrière l’ignorance.
L’écrivain engagé devient ainsi dérangeant. Un peuple ignorant est toujours plus
facile à gouverner. Avec sa plume comme seule arme, muni de missiles MOTS,
équipé de feuilles comme armure, l’écrivain peut-il être considéré comme une
arme à destruction massive? Serait-ce l’ennemi à ne pas publier? Mais de quel
côté se trouve l’éditeur? Tout est là : quels en sont les enjeux?
Travaille-t-il pour le pouvoir ou, lui aussi est-il un éveilleur prêt à une
future faillite? Parfois l’enjeu en vaut la peine, surtout quand le
dénonciateur est étranger. Alexandre Soljenitsyne, a ainsi fit connaître le
monde des goulags, totalement ignoré par les pays étrangers ainsi que par une
partie de sa population. Le magnifique roman de
Tahar Ben Jalloun « L’homme rompu » dépeint si parfaitement la
corruption dans le milieu marocain et, bien que peu de lecteurs de l’occident le
vivent quotidiennement, ils entrent dans le cercle infernal de la corruption et
comprennent ce personnage tiraillé entre ses valeurs et celles de son groupe.
L’écrivain parvient à nous faire vivre l’intimité d’un personnage, à comprendre
sa façon de fonctionner, à saisir ses raisons, à vivre ses émotions paradoxales
et à nous poser des questions sur ses états d’âmes. Son œuvre nous touche. Elle
nous porte à réfléchir sur nos valeurs, notre désir de société, ce que nous
voulons laisser et garder. L’auteur nous dévoile le monde, l’humanité et par
l’intermédiaire de personnages nous installe face à la responsabilité.
L’écriture ne peut être innocente, puisque déjà elle
recherche la liberté. Liberté de dire, liberté de thème, liberté de choix de
langue. Le poème de Paul Éluard, « Liberté, j’écrirai ton nom » a eu
le pouvoir de susciter un regain de résistance chez les Français durant la
seconde guerre mondiale. Les poètes ont su attiser la flamme de liberté chez
les assiégés. Albert Camus considérait que la rencontre du social et du
littéraire était non seulement légitime, mais nécessaire. L’engagement social de l’écrivain, grâce à sa plume est
d’éveiller tous les lecteurs, de chatouiller leur curiosité, d’évoluer en tant
qu’être humain et lutter contre toute forme d’injustice. André Gide en tant qu’écrivain engagé
possédait un souci de la forme très prononcé. Un roman bien écrit traitant d’une problématique sociale n’enlève rien à
l’art contrairement à ceux qui peuvent penser que les artistes les plus engagés
sont les plus mauvais. L’artiste est un individu sensible et sensibilisé au
monde autour de lui. Le pouvoir des mots n’est pas à
mettre en doute car les livres continuent à vivre malgré les nouvelles technologies
et les auteurs en devenir remplissent toujours les tables des éditeurs.
La
société décrit souvent un écrivain engagé quand celui-ci dénonce, prend
position et défend des idées politiques et/ou sociales. Or, à la suite de ces
lignes, l’engagement paraît aller bien au-delà, car le fait même d’écrire est
un engagement en soi. La règle à suivre lors de tout engagement s’aligne sur
celle en littérature où « montrer est toujours plus habile que
d’expliquer ». Je reprendrai la citation de Sartre en exergue pour
illustrer que la beauté de l’œuvre réside dans la manière de dire les choses.
C’est dans cet engagement « à dire » et à rendre universel l’individuel,
par une narration et un style originaux, que se démarquent les grands auteurs.
Carole Hardy
[1] R. BARTHES, Le plaisir du texte, Éditions du Seuil, 1973, p. 41.
[2] J-P SARTRE, Qu’est-ce qeu la littérature ?, Paris, Gallimard
(Idées) 1948, p. 82.
[4] WABERI A. A. Moisson de crânes : textes pour le Rwanda, Le
Serpent à plumes, Paris, 2000.
[5] SARTRE J-P., Qu’est-ce que la
littérature ? Folio essais, Gallimard 1948, p.28.
[6] SARTRE J-P., Qu’est-ce que la
littérature ? Folio essais, Gallimard 1948, p. 30.
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