dimanche 16 septembre 2012

En écrivant, à quoi l’écrivain s’engage-t-il?



« On n’est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d’une certaine façon ».

J-P. Sartre « Qu’est-ce que la littérature? »


Un artiste, quel que soit le matériau qu’il utilise lorsqu’il s’engage, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée ou son art au service d’une cause, selon le Petit Robert. Lancer une diatribe contre un système à l’aide d’armes littéraires a servi des partis politiques, des idéologies mais a souvent réduit, d’une manière ou d’une autre, l’artiste au silence. Cependant l’engagement d’un écrivain peut-il aller au-delà de la dénonciation ou de la prise de position?

De quelle manière l’écrivain s’engage-t-il?
Le devoir premier d’un bon écrivain est un engagement de qualité littéraire. Il se doit de produire un poème, un roman ou un essai dont le style et la forme provoquent du plaisir chez le lecteur.
L’esthétique reste la composante importante des Belles Lettres. Le choix des mots, contaminés de souvenirs, d’odeurs, de sensations, derrière lesquels se cachent des images va développer un monde avec lequel le lecteur vivra et en restera imprégné, encore longtemps après. Il y a de ces livres où l’on aime lire et relire des passages uniquement pour leur beauté. Philippe Delerm dans « La première gorgée de bière », que j’ai « bu » doucement, très doucement pour savourer, chaque souvenir, chaque sensation est pour moi synonyme de plaisir du texte par les images qu’il dégage. Roland Barthes décrit très bien cette sensation : «  il [le texte] produit en moi le meilleur plaisir s’il parvient à se faire écouter indirectement; si le lisant, je suis entraîné à souvent lever la tête, à entendre autre chose. Je ne suis pas nécessairement captivé par le texte de plaisir; ce peut être un acte léger, complexe, ténu, presque étourdi : mouvement brusque de la tête, tel celui d’un oiseau qui n’entend pas ce que nous écoutons, qui écoute ce que nous n’entendons pas. »[1] Le texte offre un instant de bonheur, de plénitude. Seul le détournement d’attention hors du texte va lui apporter toute son ampleur, toute sa résonnance. De même, « Cyrano de Bergerac » a été ma grande découverte du plaisir des mots, de la beauté d’un texte. « La folle allure » de Christian Bobin sera une autre expérience de délectation où les descriptions, les métaphores ne demandent qu’à être relues. Cette qualité littéraire peut-elle se suffire à elle-même? Uniquement vouée à l’esthétique, l’œuvre rejoint la théorie de l’art pour l’art. Théorie représentative d’écrivains de la moitié du XIXème siècle qui se replient sur des valeurs esthétiques et se dissocient de leurs œuvres. Gauthier, Flaubert, entre autres, refusent la subordination de la littérature à l’action ou à la morale et refusent l’utilitarisme dans l’art contrairement à Victor Hugo qui déverse ses vers acides sur ses ennemis.  Les adeptes de cette théorie revendiquent un art autonome et indépendant.
Est-ce possible pour un écrivain de se dissocier de son œuvre, de s’en dégager? Sartre parle de l’engagement de l’écrivain en ces termes « Écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté; si vous avez commencé de gré ou de force vous êtes engagé »[2]. La liberté dans l’écriture est tout d’abord une satisfaction personnelle. Liberté d’inventer ou de réinventer un monde où évoluent des personnages, liberté limitée aux contraintes que l’auteur s’impose mais aussi limitée par une époque, un milieu culturel et par des valeurs véhiculées par ce milieu. Ces contraintes définiront par elles-mêmes le cadre de liberté de l’écrivain.
Le fait de publier peut se voir comme un engagement par rapport à soi et à son oeuvre. Sur la place publique, le roman n’est plus sien, mais celui de tous les lecteurs.  Une acceptation de se faire juger, critiquer, glorifier, maltraiter, évaluer est en soi un engagement de taille qui rejoint les propos de Sartre. Combien d’écrivains n’ont jamais publié à cause de cette peur de la scène publique ? Publier représente aussi l’engagement de la langue d’écriture. Cette option de langue peut se poser comme un dilemme dans des lieux précis du globe, par exemple au Québec, en Suisse, dans certains pays africains et maghrébins et d’autres encore. Quand Tahar Ben Jalloum choisit le français, Pierre-Jakez-Hélias le breton, Yann Martel l’anglais et Boubacar Boris Diop[3] le wolof, ces écrivains portent une langue, maternelle ou non. C’est celle dans laquelle ils aiment penser, écrire, celle qu’ils brandissent comme un étendard, celle qui transporte leur imaginaire. Certains seront alors appelés traîtres, d’autres des héros. Le choix peut être d’origine politique, économique, il peut être aussi un défi, ou bien ressortir de l’intime, mais reste toujours un choix personnel. L’écrivain s’engage dans l’affirmation d’une identité, dans sa revendication de lui-même et de sa culture et surtout de la survie de sa langue étouffée par les dominantes. Les conséquences ne sont pas si mineures, car la première peut être le refus d’édition, c’est-à-dire l’avortement de l’œuvre, une naissance morte souvent due à un lectorat très réduit, qui devient peu rentable pour l’éditeur. Si la langue choisie est celle des dominés, la publication peut se déguiser en affront politique et devenir dangereuse pour l’éditeur. L’auteur peut s’engager, en publiant dans la langue dominante, à vendre mieux son livre, avec l’objectif de toucher plus de monde.
Mais est-ce suffisant? L’engagement dans l’écriture ne peut-il aller plus loin? Si nous prenons l’exemple du Québec, avant 1949, la littérature québécoise se limite principalement à celle du terroir et raconte des histoires souvent dramatiques sur une trame idéologique. C’est une littérature peu dérangeante qui convient bien au gouvernement Duplessis alors en place. Mais la grande noirceur étouffe l’esprit créateur des artistes. Cet étouffement ne peut mener qu’à une prise d’une grande bouffée d’oxygène dans le milieu artistique puis au niveau de la société : en 1948, le manifeste du Refus global de Paul-Émile Borduas est signé par divers artistes. Un changement dans la création, que ce soit au niveau de la peinture, du théâtre, de la littérature, du cinéma, est en effervescence. Un nouveau mouvement surgit : les Automatistes. La société elle-même se transforme et se libère du joug religieux. Alain Grandbois en 1963 disait « on ne nous permettait pas, il y a vingt ans de prendre position en tant que poètes ». Il faut tout de même souligner que le manifeste prendra son ampleur dans les années soixante. Dans cette littérature plus urbaine, les chanteurs, les écrivains et les cinéastes deviennent plus engagés et plus critiques vis-à-vis de leur société. Dans les années 80, la littérature engagée périclite. Aurait-elle besoin d’un contexte particulier? Après cet envol artistique et la Révolution tranquille, le gouvernement reprend les brides, les artistes n’obtiennent plus de crédits pour monter des spectacles, la censure éditoriale se fait plus forte et une autre littérature envahit le marché : celle du divertissement, des recettes, de la psychologie populaire, des autobiographies narcissiques. Où se niche l’écrivain et sa vision du monde?
Qui influence qui, la société ou l’écrivain pourrait-on se demander? La société dans laquelle vit l’auteur tisse la trame de ses romans, mais je crois qu’inversement les écrits peuvent influencer une société. Le  mouvement se veut circulaire. L’engagement correspond à des périodes historiques où les libertés se promènent avec des liens aux poignets, où la censure contrôle, où des tragédies se vivent, où un monopole tente de contrôler. En Afrique, la littérature devient de plus en plus engagée et beaucoup d’écrivains sont convaincus que c’est un devoir. Devoir de citoyen et devoir de mémoire. Brisé le silence, raconter les génocides regardés en noir et blanc par Gilles Courtemanche ou  Abdourahman A. Waberi[4] ne fait que nous exposer l’horreur humaine dans toute sa potentialité. Il faut aussi savoir, dans la souffrance, se taire par décence, insuffler des silences, préférer dire ou taire ceci plutôt que cela. L’artiste est un personnage avec une influence sur une société, qu’il paie à fort prix, Borduas a dû s’exiler, tout comme beaucoup d’autres sous les dictatures. L’action amène le changement, toutefois une bidirectionnalité s’installe entre la société et l’écrivain, tous les deux victimes d’une influence mutuelle. L’écrivain jouerait-il comme un miroir sur une société en la dépeignant? L’effet reflet permettrait-il à la société de se voir sous un autre angle, un peu comme en thérapie, et d’avoir ainsi accès à une vision autre d’elle-même et d’évoluer vers le changement? Effectivement, l’engagement va beaucoup plus loin puisqu’il nous amène au carrefour du langage et d’une réalité indicible.
Passer de la pensée à l’écriture est une action et l’action est un engagement en soi. Sartre disait que « l’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer »[5]. L’écrivain engagé d’un point de vue social désire changer le monde, le rendre meilleur. Dévoiler signifie lever le voile, encore faut-il être prêt à voir ce qu’il y a dessous. Certains auteurs en sont restés maudits. Lorsque le lecteur lira l’œuvre, il  s’investira de charges affectives, de souvenirs, d’imaginaires mais aussi de réflexions. Les émotions, les pensées, les conduites d’un personnage placées d’un point de vue inhabituelle les lui révèle et par là-même, le lecteur se distingue. Le travail de l’écrivain serait d’être une sorte de miroir refléteur du monde. Si l’on continue le raisonnement de Sartre, le rôle est encore plus important puisque « la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent »[6]. Je me demande alors si l’écrivain n’enlèverait-il pas l’innocence des choses et des individus? Ce qui voudrait dire qu’en nous ôtant notre innocence, il a le pouvoir de nous rendre conscients et responsables. En le devenant, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes. Il aurait alors un rôle d’éveilleur de conscience, un rôle de diffusion des connaissances, de nous secouer de notre assise sur nos valeurs acquises. L’écriture devient alors un moyen d’instruire les lecteurs à des problèmes sociaux, aux us et coutumes d’autres pays, aux pluri-réalités de tous ceux qui vivent sur cette planète, à éveiller la conscience et ainsi nous rendre responsables de ce qui se passe puisque maintenant nous savons. Nous ne pouvons plus nous cacher derrière l’ignorance. L’écrivain engagé devient ainsi dérangeant. Un peuple ignorant est toujours plus facile à gouverner. Avec sa plume comme seule arme, muni de missiles MOTS, équipé de feuilles comme armure, l’écrivain peut-il être considéré comme une arme à destruction massive? Serait-ce l’ennemi à ne pas publier? Mais de quel côté se trouve l’éditeur? Tout est là : quels en sont les enjeux? Travaille-t-il pour le pouvoir ou, lui aussi est-il un éveilleur prêt à une future faillite? Parfois l’enjeu en vaut la peine, surtout quand le dénonciateur est étranger. Alexandre Soljenitsyne, a ainsi fit connaître le monde des goulags, totalement ignoré par les pays étrangers ainsi que par une partie de sa population. Le magnifique roman de  Tahar Ben Jalloun « L’homme rompu » dépeint si parfaitement la corruption dans le milieu marocain et, bien que peu de lecteurs de l’occident le vivent quotidiennement, ils entrent dans le cercle infernal de la corruption et comprennent ce personnage tiraillé entre ses valeurs et celles de son groupe. L’écrivain parvient à nous faire vivre l’intimité d’un personnage, à comprendre sa façon de fonctionner, à saisir ses raisons, à vivre ses émotions paradoxales et à nous poser des questions sur ses états d’âmes. Son œuvre nous touche. Elle nous porte à réfléchir sur nos valeurs, notre désir de société, ce que nous voulons laisser et garder. L’auteur nous dévoile le monde, l’humanité et par l’intermédiaire de personnages nous installe face à la responsabilité.
L’écriture ne peut être innocente, puisque déjà elle recherche la liberté. Liberté de dire, liberté de thème, liberté de choix de langue. Le poème de Paul Éluard, « Liberté, j’écrirai ton nom » a eu le pouvoir de susciter un regain de résistance chez les Français durant la seconde guerre mondiale. Les poètes ont su attiser la flamme de liberté chez les assiégés. Albert Camus considérait que la rencontre du social et du littéraire était non seulement légitime, mais nécessaire. L’engagement  social de l’écrivain, grâce à sa plume est d’éveiller tous les lecteurs, de chatouiller leur curiosité, d’évoluer en tant qu’être humain et lutter contre toute forme d’injustice. André Gide en tant qu’écrivain engagé possédait un souci de la forme très prononcé. Un roman bien écrit traitant d’une problématique sociale n’enlève rien à l’art contrairement à ceux qui peuvent penser que les artistes les plus engagés sont les plus mauvais. L’artiste est un individu sensible et sensibilisé au monde autour de lui. Le pouvoir des mots n’est pas à mettre en doute car les livres continuent à vivre malgré les nouvelles technologies et les auteurs en devenir remplissent toujours les tables des éditeurs.
            La société décrit souvent un écrivain engagé quand celui-ci dénonce, prend position et défend des idées politiques et/ou sociales. Or, à la suite de ces lignes, l’engagement paraît aller bien au-delà, car le fait même d’écrire est un engagement en soi. La règle à suivre lors de tout engagement s’aligne sur celle en littérature où « montrer est toujours plus habile que d’expliquer ». Je reprendrai la citation de Sartre en exergue pour illustrer que la beauté de l’œuvre réside dans la manière de dire les choses. C’est dans cet engagement « à dire » et à rendre universel l’individuel, par une narration et un style originaux, que se démarquent les grands auteurs.
Carole Hardy


[1] R. BARTHES,  Le plaisir du texte, Éditions du Seuil, 1973, p. 41.
[2] J-P SARTRE, Qu’est-ce qeu la littérature ?, Paris, Gallimard (Idées) 1948, p. 82.
[3] DIOP Boubacar Boris, « Doomi Golo », Éditions Papyrus, Dakar, 2004.
[4] WABERI A. A. Moisson de crânes : textes pour le Rwanda, Le Serpent à plumes, Paris, 2000.
[5] SARTRE J-P., Qu’est-ce que la littérature ? Folio essais, Gallimard 1948, p.28.
[6] SARTRE J-P., Qu’est-ce que la littérature ? Folio essais, Gallimard 1948, p. 30.

Aucun commentaire: